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Voici le prologue d’un numéro du magazine LSHSS où Alan Kamhi nous propose de réfléchir à la façon dont nous abordons l’incertitude inhérente à notre pratique clinique. Il propose à 5 orthophonistes de lui répondre dans ce même numéro et le processus réflexif de cette démarche est remarquable. Je vous emmène avec moi!
TagsGénéraliste, EBP, éthique
Titre originalBalancing Certainty and Uncertainty in Clinical Practice
AuteursKamhi Alan
Date de publication2011
RevueLANGUAGE, SPEECH, AND HEARING SERVICES IN SCHOOLS
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Disclaimer: Toutes les références complémentaires incluses dans les articles sont des références issues de l’article initial que j’ai choisi d’inclure pour les personnes souhaitant aller plus loin dans leur recherche. Il ne s’agit pas d’articles que j’ai personnellement lus. Ces références complémentaires seront placées dans une bibliographie secondaire dans les prochains articles.


Attention, il s’agit d’un article d’opinion, toutes les opinions incluses sont celles de notre cher Alan mais je trouve la perspective intéressante.

Quel est votre degré de confiance dans vos décisions cliniques? A quel point êtes-vous sûrs qu’il s’agit des décisions optimales pour vos patients? Êtes-vous prêts à envisager de nouvelles pratiques ou est ce que vous vous méfiez des méthodes trop éloignées de vos modèles théoriques habituels? Comment gérez-vous la contradiction? On néglige souvent l’importance que la gestion de l’incertitude aura dans notre pratique. On ne nous en parle peu en formation initiale mais finalement, une seule chose est sûre en orthophonie, c'est que les bulles ça marche toujours.

Dollaghan (2007), le père de l’EBP, identifie l’incertitude comme une condition préalable pour une pratique basée sur les preuves réussie. Pourquoi? Chercher des preuves qui confirment ce que l’on croit déjà est un biais bien connu (le fameux biais de confirmation) poussant le clinicien à orienter ses recherches vers les preuves qui confirment son hypothèse initiale. L’incertitude initiale permet donc de rester ouvert et neutre. Trouver le juste milieu entre certitude et incertitude n’est cependant pas facile car cela demande d’avoir la juste dose de scepticisme et d’ouverture d’esprit sans être naïf.
Dans cet article, nous considérerons comment les cliniciens jonglent entre la certitude qu’ils peuvent aider leur patient et le scepticisme qui les fait questionner leurs croyances et hypothèses. La méthode scientifique et l’EBP peuvent apporter des pistes de réponse à cette problématique mais sans vous donner une réponse clé en main. Rien n’est simple! C’est ce qui rend la vie merveilleuse!

Certitudes et incertitude dans les sciences.


Même les scientifiques les plus renommés ont rejeté des preuves qui n'étayaient pas leurs théories. Le rejet du principe de la physique quantique par Einstein est un exemple souvent cité. On pourrait arguer que les scientifiques commettent des erreurs parce qu'ils sont humains, mais la méthode scientifique sur laquelle ils s'appuient peut être à l'origine de certaines erreurs. En d'autres termes, malgré ce que nous lisons souvent dans nos manuels de recherche, la méthode scientifique est faillible. L'utilisation de la méthode scientifique ne garantit pas que les données seront interprétées de la même manière par les différents scientifiques.
Ce qui différencie la méthode scientifique des méthodes non empiriques, c'est son mécanisme d'autocorrection intégré:

Que les erreurs soient commises honnêtement ou malhonnêtement, qu'une fraude soit perpétrée à son insu ou en toute connaissance de cause, avec le temps, elle sera éjectée du système en raison de l'absence de vérification externe.
Schermer, 1997

Mais même avec ce mécanisme intégré d'autocorrection, la méthode scientifique est toujours sujette à des erreurs même par le scientifique le plus attentif. Peu de scientifiques ont réussi à trouver le juste équilibre entre l'acceptation totale du statu quo et une volonté ouverte d'explorer et d'accepter de nouvelles idées (Kuhn, 1977 ; Shermer, 1997). Certains scientifiques sont si sûrs de leurs convictions qu'ils ignorent et rejettent tous les points de vue alternatifs. En revanche, d'autres scientifiques sont tellement incertains dans leurs croyances qu'ils sont ouverts à toutes les possibilités et qu'ils ont du mal à distinguer celles qui sont utiles de celles qui sont ridicules.

Si toutes les idées ont la même validité, vous êtes perdu, car alors il me semble qu'aucune idée n'a de validité au final.
Carl Sagan, 1997

Heureusement, le progrès scientifique ne dépend pas de la capacité des scientifiques individuels à parvenir à cet équilibre. Le progrès se produit lorsqu'un nombre suffisant d'individus de la communauté scientifique (en particulier ceux qui occupent des positions de pouvoir) sont prêts à remplacer l'ancien paradigme par un nouveau.
Darwin est parfois présenté comme l'exemple d'un scientifique qui a atteint l'équilibre exquis entre la certitude et le progrès (Shermer, 1997 ; Sulloway, 1991).



Ce que Sulloway considère comme spécial chez Darwin, c'est sa capacité à résoudre la tension essentielle entre la tradition et le changement. Dans la plupart des cas, c'est la communauté scientifique dans son ensemble qui résout cette tension.

En résumé, dans le domaine scientifique, l'incertitude fait partie du processus scientifique, au cours duquel de nouvelles hypothèses sont formulées et les théories sont ajustées et modifiées. Une incertitude est remplacée par une autre incertitude. La science progresse en créant des hypothèses testables mais qui peuvent être falsifiées. La falsification, les preuves négatives et l'absence de vérification externe font partie des mécanismes du progrès scientifique. Les scientifiques peuvent donc être faillibles parce que la communauté scientifique garantit que les preuves empiriques seront toujours plus importantes que les croyances.

Et dans la pratique clinique?


Donc si on suit Dollaghan, la position d’incertitude fait partie de la démarche EBP mais doit être contrebalancée par la certitude qu’on veut/peut aider nos patients.
Hors, durant nos années d’études, on nous enseigne ce que Katz (cité par Groopman, 2007) décrit comme “une culture de conformisme et d’orthodoxie”. Les traitements et méthodes enseignées sont décrites comme optimales (alors qu’elles sont parfois différentes selon les lieux d’enseignement. La formation initiale n’est pas le seul facteur procurant cet état d’esprit de confiance en ses capacités et choix, la confiance et la certitude sont souvent considérées comme des traits cliniques positifs en raison des avantages potentiels qu'elles ont sur les résultats cliniques. Les praticiens confiants ont souvent des années d'expérience dans le traitement de maladies ou de handicaps particuliers et savent que leurs actions cliniques aboutissent à des résultats positifs. Cette confiance est également nourrie par le fait qu’ils sont souvent consultés par leurs pairs et considérés comme des références. (Et là je repense à toutes mes années d'études, allez reminiscez avec moi...)

La confiance qu'un patient accorde à un praticien peut également influencer les résultats cliniques. En effet, il est parfois difficile de dissocier l'influence du praticien, des effets de sa prise en charge. En psychologie clinique, par exemple, il existe de nombreuses preuves que le thérapeute a plus d'influence sur les résultats que le patient (Wampold, Lichtenberg, & Waehler, 2005). On peut donc comprendre la réticence du clinicien à partager ses incertitudes avec son patient. Quel sera l’impact de ce partage sur la relation thérapeutique et la confiance du patient? Groopman (2007) pense, au contraire, qu’il est important pour la relation thérapeutique que la praticien partage ses questionnement et renforce la relation de confiance. Le patient et le praticien se retrouvent dans une relation horizontale de co-construction de la relation de soin et de réajustement, le cas échéant.
L’incertitude est donc bienvenue dans la relation de soin!

En tant que clinicien nous devons donc être ouverts à d’autres techniques et modèles théoriques mais la pratique clinique dispose-t-elle d'un mécanisme d'autocorrection intégré afin d’aider les praticiens à trouver un équilibre entre certitude et incertitude comme c’est le cas dans la démarche scientifique? Je ne pense pas que ce soit le cas.

Pourquoi la pratique clinique ne relève pas de la science


Au sens strict du terme, on ne peut pas appliquer la méthode scientifique à la pratique clinique. Les notions de reproductibilité, cohérence théorique, mesures sensibles ne peuvent pas se transposer à la pratique clinique qui est par essence fluide, dynamique, spontanée et réactive.
La nature dynamique et fluide de la pratique clinique fait qu'il est très difficile de maintenir les contrôles expérimentaux nécessaires à la science. La science ne peut pas être spontanée.

Les scientifiques ne sont pas seulement limités par les données qu'ils obtiennent ; ils sont également limités par les théories qu'ils testent. Les praticiens, en revanche ont la possibilité d'être théoriquement agnostiques bon, certains prennent vraiment cela au pied de la lettre parce que les résultats cliniques sont presque toujours plus importants que la
cohérence.
Et même si on arrivait à recréer toutes les conditions de la méthode scientifique dans nos cabinets, le principe d’auto-correction serait absent, c'est-à-dire le peer-review. La communauté scientifique joue un rôle essentiel dans ce processus car chaque scientifique remet son travail au jugement (rude) de ses pairs.
Étant donné que la diffusion et la vérification externe de sa pratique ne sont pas des exigences de la pratique clinique, peu de praticiens seront exposés au processus d'évaluation et au discours critique de leurs pairs et il n’y a donc pas d’évacuation issu de ce processus de peer-review.

Lors d'une conférence scientifique, lorsqu'un étudiant signale une faille dans l'expérience d'un présentateur, on ne le fait pas taire parce que le présentateur est plus âgé et mérite le respect, ou parce qu'il a travaillé très dur sur l'expérience et que la critique le blesserait.
Pinker, 2007

Les règles d'interaction sociale fondées sur l'autorité ne s'appliquent pas aux conférences scientifiques ou au processus d'évaluation par les pairs où le discours critique est non seulement acceptable mais encouragé. La pratique clinique ne dispose pas d'un contexte similaire pour le discours critique.

En l'absence d'un mécanisme d'évaluation indépendant la quantité et la qualité du retour critique que reçoivent les cliniciens sur leur pratique clinique.
Les avantages de l'application de principes et de méthodes scientifiques à la pratique clinique ne sont pas contestés.
Même si la pratique clinique arrivait à inclure certains des principes et méthodes de la science, elle sera toujours loin d'être véritablement scientifique car elle ne dispose d'aucun mécanisme intrinsèque d'évaluation et de vérification indépendantes.
En l'absence d'un tel mécanisme, il est difficile de parvenir à un consensus sur les meilleures pratiques cliniques.

Et si c’était l’EBP la solution?


Les erreurs scientifiques sont vues comme une façon d’ajuster les théories et sont les bienvenues et vues comme nécessaires au progrès scientifique alors que les erreurs dans la pratique clinique sont à éviter dans la mesure du possible.
Quand une erreur arrive (inévitablement), celle-ci aura une forte influence (négative) sur la suite du processus clinique.
Avec le souci du bien-être du patient en tête et l’idée d’éviter des expériences négatives, on peut imaginer la réticence des cliniciens à utiliser de nouvelles techniques. La prudence et le scepticisme sont contrebalancés par la volonté de proposer les meilleurs soins possibles et donc s’intéresser aux innovations. Offrir le meilleur soin possible, est-il l’équilibre entre le scepticisme et l’ouverture aux recherches les plus récentes.
Et c’est là qu’intervient l’EBP! Je ne vous fais pas l'offense de vous expliquer le schéma de l’EBP qui permet aux praticiens d'évaluer différentes approches, d'éviter les préjugés, de générer des connaissances et de fournir une justification empirique aux décisions cliniques (Sackett, Rosenberg, Gray, Haynes & Richardson, 1996).
On peut voir tout de même en quoi une implémentation stricte de l’EBP peut être un cadre contraignant voire statique (Justice, 2008).

Le processus d'EBP peut certainement aider les praticiens à améliorer leurs décisions cliniques, mais la manière dont le processus doit être mis en œuvre n'est pas claire. Comment l'expérience clinique et les valeurs des patients doivent être intégrées par rapport la recherche?
La hiérarchie des preuves dans les modèles EBP traditionnels identifie clairement les preuves fondées sur la recherche comme les “meilleures” preuves (Sackett et al., 1996). Donner du crédit aux formes inférieures de preuves serait donc contraire à cet axiome fondamental de l'EBP (Tonkin et al., 1996).
Et si l'expérience clinique l'emporte sur les preuves issues de la recherche, qu'est-ce qui empêcherait les praticiens d'ignorer les données empiriques parce qu'elles ne corroborent pas leur expérience clinique ?

Un autre problème de l'EBP est l'importance accordée aux essais contrôlés randomisés (ECR) de grande envergure.
Vous n’êtes pas sans savoir que ces dernières sont rares dans de nombreux domaines dont nos prises en charges relèvent, les résultats obtenus ne sont pas toujours transférables au traitement de nos patients (Feinstein & Horwitz, 1997 ; Horwitz, 1996). L'EBP réduit également la place du raisonnement clinique dans la prise de décision (Cohen, Stravri & Hersh, 2004, cité dans Bernstein- Ratner, 2006).
Difficile de jongler entre données empiriques et non empiriques, cela nous conduit donc à d’autres modèles de prise de décision qui intègrent à valeur égale les différentes formes de preuves et de connaissance.

Une alternative à l’EBP: la pratique basée sur l’expérience et les cas uniques.


L’auteur parlera de l’expérience clinique ou PBE: pratique basée sur l’expérience (PBE; e.g., Horn & Gassaway, 2007).
De nombreuses disciplines ayant un aspect clinique doivent gérer la difficulté d’intégrer les nouvelles données aux pratiques déjà en place. Le challenge est de construire un pont entre la science et les praticiens.
Une des façons de faire ce pont est de combiner l’EBP et le PBE. Horn and Gassaway (2007) constatent que les études PBE permettaient d’identifier les interventions et les traitements ayant les meilleurs résultats en situation réelle avec les patients mais leur objectif n’est pas de remplacer les études à grande échelle.

Donc la meilleure solution semble donc de combiner les bons côtés de l’EBP et du PBE non? Valoriser l’importance des preuves de haute qualité et reconnaître que la valeur de la preuve dépend quand même de l’expérience du praticien (de sa clinique, avec le patient et son environnement). Mais ça Dollaghan (2007) en tient déjà compte non? Non mais la question est, quel poids donner aux preuves? Les données issues de la recherche ont-elles plus de poids que les observations issues de la pratique clinique, le savoir expérientiel, les preuves empiriques, les objectifs du patient…

Tonnelli (2006) propose de ne pas donner de valeur supérieure à aucun indice mais de les pondérer pour chaque patient dans ce qu’il appelle l’approche basée sur les cas.
La première étape de cette méthode est de vérifier si le patient ressemble au patient “moyen” des études. Si oui, on utilise les données issues des recherches, si non ou détermine si les découvertes sont pertinentes pour le patient et ainsi de suite.

Bon, j’avoue que là, l’auteur m’a un peu perdue parce que j’ai quand même l'impression que ce qu’il décrit est déjà plus ou moins décrit dans la démarche EBP telle que présentée en France par l’équipe de Liège mais son questionnement sur notre positionnement face aux preuves, notre raisonnement clinique et l’importance qu’il faut accorder aux preuves issues de la recherche mais aussi leur limites sont très très pertinentes et apportent un début de réponse à une question que je me pose “pourquoi une telle perméabilité aux pseudosciences ?”.
Je trouve qu'ouvrir trop grand la porte à l'experience versus les données issues de la recheche est justement une façon d'ouvrir la porte aux pseudo-sciences qui souvent mettent en avant des témoignages de réussite cliniques plus que les modèles théoriques sur lesquels ils s'appuient.

Pour rappel, il s’agit d’un billet d’opinion et l’auteur sollicite une réponse de la part de cinq orthophonistes. Je ne vais donc pas donner mon avis alors que d’autres personnes plus sages que moi l’auront fait! La suite donc dans les prochaines semaines, de cette réflexion philosophique :D

Pour finir, vous laisse avec une phrase d’une talentueuse orthophoniste:

Est ce que vous avez 15 ans d'expérience ou une seule technique que vous répétez depuis 15 ans?
Ianessa Humbert