Tags | généraliste, éthique |
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Titre original | Regimes of motherhood: Social class, the word gap and the optimisation of mothers’ talk. |
Auteurs | Allan Ansgard, Spencer Sarah |
Date de publication | 2022 |
Revue | The sociological review |
Lien Source | https://doi.org/10.1177/00380261221104378 |
L’intro
Dans l'article que je vais traduire, les auteurs explorent la manière dont la maternité est construite dans le débat académique comme quelque chose devant être constamment “optimisé”.Ils plaident pour une expertise académique empreinte d’humilité, pour la reconnaissance de facteurs socioculturels plus larges et pour l’importance de valoriser les compétences et l’autonomie des mères. Cet article examine comment toutes les parties sont, en réalité, contraintes de reconnaître une certaine « vérité » sur la maternité et se retrouvent ainsi impliquées dans sa gouvernance. En tant qu’orthophonistes, nous nous y intéressons de multiples façons. Mon objectif, en partageant cet article, est de prendre du recul et de comprendre notre implication dans ce phénomène de sur-optimisation.
Qu’ils s’agissent des chercheurs, des cliniciens ou des politiques la maternité est vue comme une “chose” à optimiser, soit par plus d’intervention ou par moins d’intervention. En d'autres termes, il en résulte une obligation d'agir sur la soi-disant « vérité » de la maternité qui est subie par toutes les parties. Ne vous inquiétez pas, je reviendrais plus tard sur cette histoire de vérité, en vrai c’est pas pire à comprendre.
Retour sur le débat initial:
Le débat sur le langage des mères est loin d’être résolu et continue de proliférer dans la recherche. Quelques études ont mis le nez dans le langage des pères ou des intervenants mais reste que le gros, très très gros de la recherche concerne le langage des mères. Le plus souvent, ces mères sont considérées comme « à risque » sur la seule base de données démographiques, et sont présumées, sur cette base, comme ayant des ressources insuffisantes ou déficientes à investir dans leurs enfants (oups).
Bien que le débat trouve ses origines dans les années 1970 et 1980, le point de référence commun à l’obsession actuelle pour le langage maternel et le « fossé des mots » ou “word gap” dans la recherche comme dans les politiques est l’étude fondamentale de Hart et Risley, Meaningful Differences (1995) citée déjà plus haut. Cette étude a affirmé qu’à l’âge de trois ans, les enfants issus de milieux défavorisés entendent 30 millions de mots de moins que leurs pairs favorisés. L’influence durable de cette étude est remarquable : elle continue d’être largement citée (presque 13 000 citations sur Google Scholar!) et débattue dans les travaux académiques, les médias et les politiques publiques, les formations destinées aux enseignants et les initiatives d’éducation et de santé publique. Pour plus d’explication sur la raison pour laquelle cette étude est éclatée au sol voir Sperry et al. 2018 et Purpura, 2019
L’existence même d’un « fossé de mots » reste controversée et le rôle du discours des mères issues de la classe ouvrière pour expliquer le développement langagier « appauvri » de leurs enfants demeure vivement débattu. Cependant, la persistance même de ce débat suggère que la maternité reste un sujet inlassablement exploré par la recherche académique. Le débat sur le sujet est vaste et complexe mais peut globalement se résumer ainsi: il réduit le rôle des experts à celui de facilitateurs, transférant aux mères la responsabilité d’appliquer les résultats. Il engage les mères dans un travail permanent, où elles doivent s’améliorer, leur succès étant mesuré par le développement langagier de leurs enfants.
Le régime de vérité de Foucault
Selon Foucault (Michel, pas Bernard), le “régime de vérité” est le cadre discursif et institutionnel qui façonne notre perception de la réalité. Il est central pour définir la relation entre savoir, pouvoir et société.
L’effet de ce “régime de vérité” concernant le développement langagier de l’enfant et cette notion de “word gap” fait que les chercheurs continuent de creuser ce sujet pour le prouver ou le réfuter. Mais le fait même que ces discussions existent engage ceux dont on parle. Les mères vont être influencées par ces normes sur leur façon d’être dans leur maternité et le poids de ces questionnements se retrouvera forcément sur elles. Le fait même de produire cette recherche “oblige” les mères dans leur maternité.
Et si le débat donne l’opportunité aux chercheurs et aux académiques de corriger des malentendus et des erreurs épistémiques, la quête de vérité sur un sujet comme celui-ci semble impossible tant il est vaste et multifactoriel. Est ce que finalement, les chercheurs ne trouvent pas leur satisfaction dans le débat lui-même? Et oublient l’effet que peut avoir sur les sujets du débat leur participation même à la survie de celui-ci? C’est ce que Foucault appelle “la contrainte de l’invérifiable”.
Surveiller les familles, éduquer les mères
Mais du coup, impossible d’échapper à ce régime de vérité! Le discuter et le critiquer, c’est l’alimenter! Evidemment, les études critiques sont nécessaires et permettent de développer les résultats d’études clés dans le domaine de la maternité. Mais étudier la maternité, n’est-ce pas être aveugle à la subjectivité même de celle-ci?
Les auteurs font maintenant référence au travail de Jacques Donzelot “La police des familles” abordant les familles comme sujet de politiques sociales. Selon lui, la famille moderne n’est plus une institution mais joue un rôle dans un mécanisme et comme agent d’ajustement. Donzelot argue que l'avancement social des femmes issues des classes supérieures a servi de justification à leur “utilité” et cette promotion vers un statut de “mère, éducatrice et auxiliaire médicale”. Et si au début, il n’était pas question de trouver des fautes dans la cellule familiale, l’accent a fortement été mis sur son utilité. (les fautes, ca viendra plus tard).
Revenons-en à nos moutons
L'étude de Hart et Risley (1995) a eu une grande influence sur les politiques et les pratiques éducatives, mais ses limites méthodologiques importantes, son racisme implicite et ses biais socioculturels ont également contribué au fait qu’elle soit continuellement citée. Certains ont critiqué la taille réduite et sélective de l'échantillon et ont demandé des études à plus grande échelle.
Ces études ont renforcé l'idée que le langage des mères varie en fonction du statut socio-économique, ce qui aurait des conséquences importantes sur le vocabulaire, la syntaxe et les compétences en traitement du langage des enfants, ainsi que sur des compétences cognitives comme la fonction exécutive, les compétences en mathématiques et les compétences sociales. Le saut n’est pas grand pour arriver à la réussite scolaire et professionnelle et ainsi la perpétuation du statut socio-économique.
En toute logique, pour les chercheurs, une intervention sur le langage des mères est de première importance Prévention, je crie ton nom! Le langage des mères reste fermement au centre de toutes ces recherches comme le point d’ajustement pour lever les inégalités. Pas de pression hein! Les études se sont intéressées en pagaille, au lexique de l’enfant, de la mère, aux structures syntaxiques employées par la mère, au niveau d’étude de la mère puis à la qualité des interactions. Et là, j’espère que vous allez me dire “mais qu’est ce qu’une interaction de qualité?”. En tout cas, cela contribue à maintenir le « flottement » des normes que Donzelot observe, où les normes de la maternité de qualité ne doivent pas être liées à des valeurs fixes, mais doivent être considérées comme changeantes en fonction des variations de contexte et de situation.
Les messages aux mères sont passés de “parlez plus” à “parlez différemment” par des interventions testées pour voir lesquelles sont les plus efficaces pour accélérer le développement langagier des enfants. Des programmes à grande échelle ont été mis en place notamment Head Start aux États-Unis. Ces derniers ont souvent pour objectif de changer l'environnement langagier de l’enfant malgré un manque de preuve de ce qu’est un “environnement langagier approprié” et savoir quels aspects de la pauvreté affectent effectivement le langage. Des critiques ont même été formulées, accusant ces programmes d’avoir les effets inverses et de stigmatiser les familles qu’ils sont censés aider.
En anthropologie oui je sais, on va loin là, mais suivez moi! les recherches ont soulevé des inquiétudes quant à l'accent mis sur les mères de la classe ouvrière, qui sont ensuite tenues responsables de l'apparente “privation verbale” de leurs enfants. Certains auteurs de psychologie sociale (Bishop par ex), soutiennent que les liens entre la classe sociale maternelle, les caractéristiques linguistiques maternelles et les résultats linguistiques des enfants pourraient n’être que cela : des associations plutôt que des relations causales.
Et si en plus d’être classiste, ces postures étaient également ethno-centrées? On pourrait dire que le type d’interaction réciproque et contingente entre mères et enfants, souvent étudié, est une exception et non la règle par rapport aux pratiques culturelles mondiales. Si vous ne voyez pas de quoi je parle, souvenez-vous du focus des orthos sur le jeu parent-enfant.
Il existe des cultures où les interactions directes avec les nourrissons sont très limitées, le rythme de développement langagier reste cependant similaire aux autres cultures. Les apports linguistiques maternels varient considérablement en quantité selon les cultures. Les anthropologues linguistiques rappellent que, dans certaines cultures, les mères ne s’adressent pas systématiquement aux bébés, sans que cela n’ait de conséquences durables sur les compétences linguistiques des enfants.
Récemment, le focus s’est déplacé sur le principe de “l’enfant actif et la réponse des parents” (parental responsiveness) il s’agit là d’une analyse plus subtile de la façon dont les dyades interagissent mais ayant tout de même un effet de cooptation des mères sans appliquer d’accusation directe. Les chercheurs parlent maintenant de “parentalité sensible”, de “réactivité contingente” avec toujours comme sous-entendu que les qualités parentales prédisent les capacités linguistiques de l’enfant. Vous voyez comme maintenant, en plus du contenu et de la quantité langagière on parle en plus de la réactivité et de la chaleur de l’interaction? Non mais, l’essence même du care: la chaleur de la mère (telle qu’elle est perçue par autrui) est scrutée et jugée!
Changer de point de vue, une sorte de conclusion
Cet article cherche à explorer les effets de cette recherche de la vérité sur les personnes même qu’il cherche à aider. La communauté scientifique, par ses recherches et ses débats, continue d’objectifier la maternité et les relations mère-enfants.
Les auteurs cherchent à remettre en question l'hypothèse implicite selon laquelle il serait nécessaire de soumettre les mères et leurs enfants à une inspection sans fin. Ils invitent tous ceux qui participent au débat décrit dans cet article à réfléchir à leur propre complicité dans le perfectionnement d'un “régime de vérité” qui prend la maternité comme son objet (et là je regarde directement dans notre direction) et qui considère les mères comme des agents de changement au service de la société.
Mais comment rediriger le débat alors? Ceci peut se faire en introduisant de plus grandes remises en questions, s’entend là des remise en questions systémiques.
Cet accent mis sur la maternité dans le débat académique pourrait en effet être considéré comme une esquive systématique de responsabilité, par laquelle les chercheurs ont tendance à se concentrer sur la culpabilité des autres, plutôt que de remettre en question leur propre rôle en tant qu'agents systémiques.
((Aller, j’ai jeté mon petit pavé dans la mare. Ceci est le point de vue de sociologues mais je trouvais intéressant d’avoir un point de vue moins “ortho-centré”. Je rajouterai également que même si un levier est efficace, cela ne veut pas dire qu’il faut le tirer!))